Mandela : Vers la liberté
Cela faisait déjà un moment qu’un responsable du protocole m’avait
fait subrepticement entrer dans une pièce de l’hôtel de ville, en me
susurrant que j’allais avoir un bref aparté avec Nelson Mandela avant son
discours. Tant de nos «ancêtres de l’avenir» ont été assassinés et lui,
Madiba, pour lequel on a tant lutté pour sa libération, venait enfin à
Montréal. Une ville dont on avait fini par convaincre l’administration de Jean
Doré de la rendre anti-apartheid et qui a banni les relations commerciales
avec les fournisseurs sud-africains. Elle nous avait renommé un parc
Nelson et Winnie Mandela à la sortie du métro Plamondon. Mais, quand
Winnie a eu ses problèmes de justice, la ville s’est empressée d’enlever
son nom. J’y avais fait planté un arbre, un érable de Norvège, en l’honneur
de Mandela et nos résistants. J’avais tant de choses à dire à Madiba ; la
formation du réseau contre l’apartheid ; comment, après le sommet du
Commonwealth de Nassau, ont été convaincu des conservateurs comme
Joe Clark, Walter McLean et Brian Mulroney d’adopter la plateforme contre
l’apartheid qui fera leur renommée; l’adoption des sanctions et leur
porosité ; la filière d’armements et l’assassinat de Dulcie September…
Je n’ai pas senti le temps passer, mais Mandela avait eu le temps de
finir son discours et de repartir. Après ce passage de 1990, il repassera en
coup de vent à Toronto en 1998, et annulera pour des raisons de santé sa
conférence de presse où j’espérais le voir. La première fois il n’avait pas le
droit de vote dans son pays et douce revanche, la seconde était désormais
son représentant élu.
Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, je ne l’ai donc
jamais vu et aurai tant aimé le voir maintenant. Je l’imagine souffreteux
dans son lit, comme son père, aisé aristocate Xhosa qui s’est éteint d’une
maladie pulmonaire, devant lui à l’âge de neuf ans. Il avait exigé, entre
deux quintes de toux, sa pipe qu’on avait fini par lui donner, l’avait fumé
longuement et s’est éteint. Nelson a connu ensuite une vie mouvementée.
Ce fier jeune prince Thembu apprend l’humiliation par sa caracolade sur un
âne qui l’a jeté dans les ronces devant ses camarades. Puis, il ressentira
jeune adulte la même humiliation et rage devant la discrimination raciale.
Avocat, résistant, révolutionnaire, il forge sa conscience politique, résiste
contre l’apartheid et organise avec l’ANC la lutte armée d’autodéfense
imposée par le régime d’apartheid. Cela le mènera à subir 27 ans de
prison. À sa 22 ième année, alors que le régime cherche à négocier, Gawie
Marx, le commandant adjoint de Pollsmoor où il est détenu, l’amène sans
préavis, seul, faire une promenade spontanée de deux heures en ville. Et il
lui dit, « voulez vous boire quelque chose de frais ?». Il l’abandonne là et
va chercher des boissons et Madiba se retrouve seul, sans gardien, dans
une voiture ouverte. Était-ce un piège ? Il n’y tint plus, sort et court droit
devant lui, éperdument, ivre de bonheur, transpire, perçoit un parc au loin
où il pourrait se cacher, mais se sent irresponsable. Il retourne penaud à la
voiture où revint tranquillement le voir son geôlier avec deux canettes de
coca.
Cette situation insolite, il me semble qu’il va la vivre et la revivre
durant la transition dans l’ère de De Klerk et durant son bref intermède au
pouvoir, et jusqu’à la fin de ses jours. Une condition spéciale,
exceptionnelle qui le singularise, lui donne une aura, un pouvoir
discrétionnaire sur tout, mais qui aussi l’entrave. Son long chemin vers la
liberté le pousse à négocier pratiquement seul avec les autorités. Il le fait
au nom de l’ANC pour sa propre condition, celle de ses camarades et la fin
de l’apartheid. Ne pas avoir une liberté totale, être contraint par les
événements, rester ferme et devoir faire preuve de sagesse et de retenue.
Magnanime, il pardonnera à ses bourreaux alors que l’agonie de l’apartheid
est encore plus sanglante que jamais. L’extrême droite et Inkhata rendent la
transition ingérable et macabre. Depuis la défaite de l’armée sud africaine à
Cuita Cuanavale en Angola en 1987, les pays de la ligne de front ont été
rendus ingouvernables par la déstabilisation impérialiste. Le seul horizon
possible qu’amène la fin de l’apartheid est une indépendance politique, et
l’avènement de la nation arc-en ciel. C’est, pour le reste de l’Afrique, une
victoire à la Pyrrhus, tant on y escompte que sa partie australe sera la
locomotive continentale. Économiquement et c’est là tout l’enjeu, les
scénarii que dessinent la charte de la liberté et la plateforme de l’ambitieux
plan de développement RDP effarouchent les investisseurs, la Banque
mondiale et les bailleurs de fonds. Avec la mort de Oliver Tambo et
l’assassinat de Chris Hani, le seul qui avait l’aura de succéder à Mandela,
les technocrates du parti ont désormais les coudées franches. Les
technocrates de l’ANC s’infligent eux même un ajustement structurel. Le
GEAR et les transformations économiques et la redistribution sociale en
seront considérablement édulcorées. La domination de la frange modérée
de l’ANC, l’avènement d’un embryon bourgeois noir et d’une strate sociale
moyenne arrimée sur elle ; les tourments occasionnés par les accusations
contre sa femme qu’il soutient même jusqu’après son divorce ; le
syndrome provoqué par le déni du SIDA ; les dépenses militaires et bien
d’autres enjeux occasionnent des fissures dans le parti. Ils embrument
l’aura de Mandela. Son franc parler agace mais séduit. Il déplore l’implosion
du Congo et le pillage du continent, le recul du panafricanisme. Mais il
pense à lui aussi, se remarie avec la veuve de Machel et, un an plus tard,
en 1999, il quitte le pouvoir un an avant l’échéance. Il veut aller vivre une
paisible retraite dans son village de Qunu au Transkei. Impossible, tout le
monde veut être vu à ses côtés. À la mort de son fils en 2005, il se ravise
sur ses conceptions erronées sur le SIDA. Elle dataient de l’ère des
allégations que les combattants d’Umkhonto we Sizwe portaient cette
maladie dans le pays, Il consacre à la lutte à contre le SIDA la fondation qui
porte son nom. Jusqu’à la fin, le régime, devenu populiste de Zuma, aura
essayer de se rehausser en s’affichant avec Madiba.
Depuis que Madiba lutte pour sa vie, des rumeurs vont bon train sur
le continent et ailleurs. Certaines apocalyptiques augurent de l’implosion du
pays à sa disparition. Il y a longtemps que Mandela ne fait plus de politique
et sa position emblématique perdurera comme ciment nationaliste, mais
surtout comme témoignage de luttes populaires collectives. Il restera un
éternel optimiste et un panafricain engagé, et ici à Montréal d’autres jeunes
lisent et jouent sous l’arbre qui porte son nom.
Au paradis, prédit Madiba, je m ‘empresserais de trouver la plus proche
section de l’ANC …
Aziz Salmone Fall
Membre du GRILA
Ex coordonnateur anti-apartheid

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